Les technos évoluent. Les équipes stagnent. Et pendant qu’on débat encore du ROI de l’IA, les profils capables de l’exploiter réellement deviennent quasi inaccessibles. Les DSI lucides l’ont compris : le vrai défi ne réside pas dans les outils, mais dans la capacité à façonner un vivier de compétences aussi agile que le système d’information qu’il alimente. 2035 se prépare maintenant, ou pas du tout.
Anticiper les transformations structurelles : un impératif stratégique

Entre urgence opérationnelle et stratégie de survie : la double pression du DSI
Le DSI moderne oscille sur une ligne de crête.
D’un côté, la direction générale exige des résultats tangibles : projets livrés, ROI démontré, coûts maîtrisés. De l’autre, la transformation numérique impose une anticipation à dix ans, où la technologie et la ressource humaine deviennent indissociables.
Force est de constater que l’IT ne sert plus seulement l’entreprise ; elle l’incarne. Les infrastructures, les données, la cybersécurité, tout concourt à faire du système d’information un noyau de résilience, capable d’absorber les chocs économiques, géopolitiques ou réglementaires.
Pourtant, cette mutation engendre une tension structurelle : comment aligner la vélocité du court terme avec la construction lente des compétences
Le Cigref évoque une réponse : abandonner la logique de plan figé (GPEC) au profit de démarches plus dynamiques, comme la GEPP (Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels) ou le Strategic Workforce Planning.
Ces approches, itératives, alignent les trajectoires individuelles sur les cycles technologiques. Elles fluidifient la mobilité interne, anticipent les départs à la retraite, identifient les poches de rareté avant qu’elles ne paralysent la production.
Quand le temps se dérègle : gérer l’éclatement des rythmes de compétence
Le temps de la compétence ne s’aligne plus sur celui de la technologie. Un langage, un framework, une architecture… tout devient obsolète avant même d’avoir atteint la maturité.
Les cycles d’apprentissage raccourcissent, les métiers se fragmentent, les référentiels RH peinent à suivre.
Parallèlement, l’allongement des carrières provoque une autre onde de choc. Quatre générations cohabitent désormais au sein des DSI : digital natives, experts historiques, reconvertis de la data et managers issus du legacy.
Une richesse, certes, mais aussi une friction. Les postures, les rythmes, les modes d’apprentissage divergent.
C’est la raison pour laquelle les directions IT amorcent des politiques de formation à vitesses multiples, capables d’orchestrer l’évolution simultanée de profils aux horizons radicalement différents.
L’objectif : faire coexister la transmission lente du savoir tacite et la montée rapide en compétence sur les technologies émergentes.
Identifier et piloter les compétences critiques d’ici 2035

Les compétences qui feront encore la différence demain
Les compétences critiques ne relèvent plus du mystère : elles sont déjà listées, disséquées, monitorées par les grandes études du Cigref et de Gartner.
Les DSI les plus vigilants les connaissent par cœur : l’intelligence artificielle appliquée, la cybersécurité avancée, l’architecture hybride, le data engineering, la culture produit et la gouvernance des systèmes complexes.
Ces domaines forment le socle dur de la décennie à venir. Mais leur maîtrise dépasse la technique : elle implique une compréhension fine des enjeux éthiques, réglementaires et humains.
Comment gérer la cohabitation homme–IA ? Comment arbitrer entre automatisation et préservation du capital cognitif ? Ces questions redéfinissent la notion même d’expertise IT.

Des profils augmentés, capables de traduire la complexité
Le marché ne réclame plus seulement des experts, mais des traducteurs technologiques. Des individus capables d’articuler la logique métier, la donnée, la sécurité et le design d’expérience.
Ces profils hybrides — mi-techniciens, mi-stratèges — deviennent le maillon fort des équipes IT modernes.
À compétences égales, un ingénieur cloud capable d’expliquer la valeur métier d’un pipeline data vaut désormais plus qu’un profil hyper-spécialisé.
Les DSI le savent : la valeur de la technique se mesure dans sa capacité à se raconter. Les soft skills ne relèvent donc plus du bonus RH ; elles représentent un levier de performance opérationnelle. Intelligence émotionnelle, leadership collaboratif, pédagogie, vision produit : autant de qualités qui nourrissent la cohésion d’équipes intergénérationnelles.
Cartographier, ajuster, réapprendre : le pilotage continu des compétences
Peu d’entreprises disposent d’une cartographie de compétences fiable à dix ans.
Et pourtant, cette visibilité conditionne la survie du capital humain IT. Le pilotage par la donnée RH devient donc une discipline stratégique : IA de détection des écarts, auto-positionnement dynamique, simulation de trajectoire… autant d’outils qui permettent d’ajuster en continu la capacité réelle des équipes aux ambitions de la DSI.
Certaines directions pionnières utilisent déjà des jumeaux numériques de compétences, capables de modéliser l’évolution d’un poste à l’échelle du SI. D’autres déploient des plateformes internes d’auto-évaluation, alimentées par les collaborateurs eux-mêmes, dans une logique de transparence et d’appropriation.
C’est dans ce dialogue permanent entre la machine et le collectif que se construit la compétence de demain : fluide, traçable, évolutive.
Réinventer la politique RH : vers un système d’apprentissage en mouvement

Upskilling, reskilling : le moteur invisible de la régénération interne
Le DSI n’a plus le luxe d’attendre que les ressources humaines adaptent seules leurs outils.
Upskilling et reskilling s’imposent comme des réponses opérationnelles à la raréfaction des profils critiques, à condition de les penser dans un cadre fluide, transversal, articulé avec les métiers.
Le désilotage entre IT, RH et directions opérationnelles n’est plus une coquetterie stratégique, mais une nécessité fonctionnelle. C’est la seule manière de convertir l’expérience acquise — parfois sous-exploitée — en compétence stratégique, et de détecter les potentiels dormants avant qu’ils ne se désengagent ou partent.
Transmettre, mais dans les deux sens : le mentorat croisé comme levier d’équilibre

Chaque départ non préparé emporte avec lui un pan de savoir tacite. Et dans les services IT, ce savoir ne figure ni sur GitHub ni dans Confluence. Il se niche dans les habitudes, les scripts non documentés, les architectures informelles.
Face à l’érosion programmée d’une partie de son expertise historique, la DSI doit devenir organisatrice de la transmission. Le mentorat intergénérationnel, lorsqu’il est bien orchestré, devient un formidable levier de résilience :
- Senior → junior : transfert de savoirs historiques, compréhension de l’environnement legacy.
- Junior → senior : partage de pratiques digitales, d’usages récents, de logiques natives cloud ou IA.
Ce modèle bidirectionnel rompt avec la hiérarchie verticale de la compétence. Il repose sur la complémentarité des expériences et non sur la séniorité seule.
Former pour attirer, fidéliser… et même bien faire partir
Les formations ne servent pas qu’à faire monter les équipes en compétences. Elles constituent également un puissant levier de marque employeur, et un outil de fidélisation passive.
Pourquoi passive ? Parce qu’un collaborateur qui apprend, progresse et se projette a moins de raisons de fuir.
Certaines entreprises l’ont bien compris. Elles n’attendent plus que les écoles forment à leur place. Elles co-construisent les cursus avec des universités partenaires, recrutent via des bootcamps internes, ou vont jusqu’à créer leur propre école (physique ou en ligne).
Dans un contexte de pénurie chronique, l’entreprise formatrice attire mieux que celle qui sous-traite sa montée en compétences.
En parallèle, le Cigref rappelle une vérité souvent ignorée : la qualité des départs influence l’attractivité. Soigner les sorties, accompagner les reconversions, valoriser les alumni, tout cela contribue à créer une dynamique positive autour de l’image de l’entreprise tech.
Gouverner les compétences comme un capital stratégique

Penser la compétence comme un système vivant, à piloter comme un SI
Longtemps considéré comme un sujet RH, le pilotage des compétences entre désormais dans le périmètre stratégique du DSI. Pas par excès de pouvoir, mais par nécessité opérationnelle.
Car la compétence, à l’instar du code ou de l’infrastructure, se déploie, évolue, se déprécie. Elle exige des indicateurs fiables, capables de refléter la résilience du système humain face aux ruptures technologiques.
Les KPI traditionnels (taux de formation, jours-hommes, budget mobilisé) s’avèrent insuffisants. Il faut désormais mesurer :
- L’adaptabilité (vitesse d’appropriation de nouvelles technologies),
- La capillarité (répartition des compétences clés sur l’ensemble de l’organisation),
- Le niveau de couverture des domaines critiques.
Créer une gouvernance RH–DSI–métiers : orchestrer la compétence en 3 dimensions
Un responsable IT, aussi stratégique soit-il, ne peut modéliser les besoins à venir sans ancrage métier, ni relais RH.
C’est la raison pour laquelle certaines entreprises créent désormais des comités « compétences » tripartites, réunissant RH, IT et directions opérationnelles.
Ces comités :
- Priorisent les filières critiques,
- Synchronisent les investissements formation,
- Valident les évolutions de référentiels métiers et techniques.
En synchronisant ces trois regards, les organisations évitent les formations déconnectées, les profils sous-utilisés, ou les feuilles de route obsolètes avant même leur mise en œuvre.
La formation, une dépense ? Non : un amortisseur de chocs
Rares sont les DSI qui modélisent le coût réel de l’obsolescence des compétences. Et pourtant, Gartner rappelle que l’inaction coûte toujours plus cher qu’une stratégie de formation bien pensée.
À l’ère des investissements massifs dans l’IA générative, les directions IT risquent de subir un double effet ciseau :
- Explosion des coûts logiciels (hausse de 30 % par an sur les outils intégrant l’IA),
- Dépendance croissante à des prestataires extérieurs, faute de profils internes capables de prendre le relais.
Les investissements en formation apparaissent alors pour ce qu’ils sont : des mécanismes de maîtrise des risques, des outils d’absorption du changement, des leviers d’autonomie technique.