Vous pensez avoir mis en place un process “rigoureux”, “structuré”, “équitable” ? Bravo – mais il y a fort à parier que quelques biais cognitifs sournois continuent de vous faire zapper des profils excellents. En tant que rédacteur spécialisé dans le recrutement Tech & Digital, j’ai vu trop de recruteurs talentueux se faire duper par des biais aussi subtiles que dévastateurs.
Voici comment ces biais se manifestent dans vos processus, comment les identifier, et surtout, comment les neutraliser pour que vous ne passiez plus à côté des vraies pépites.
1. Biais cognitif : la racine invisible du “mauvais” jugement
Commençons par un peu de théorie – rapide mais cruciale.

Qu’est-ce qu’un biais cognitif ?
Un biais cognitif est un raccourci mental : votre cerveau, saturé d’informations, va “simplifier” pour prendre des décisions rapidement. Le problème ? Ces raccourcis peuvent induire en erreur vos jugements.
Dans un contexte de recrutement, les biais cognitifs appliqués deviennent des biais de recrutement : des distorsions involontaires qui vous poussent à privilégier ou à éliminer des candidats sur des critères non pertinents.
Par exemple, le biais de halo – une impression positive sur un aspect “annexe” (école prestigieuse, belle présentation, vocabulaire “techy”) – peut contaminer l’ensemble de l’évaluation du candidat.
Autre illustration : le système 1 de votre cerveau formule des intuitions (rapides, émotionnelles), tandis que le système 2 – plus rationnel – devrait les limiter ou corriger. En recrutement, on observe souvent que le système 2 n’intervient pas assez, laissant passer des intuitions biaisées.
Dans le monde de la Tech, où les compétences techniques, les frameworks, les stacks, etc., doivent parler plus que l’apparence ou l’affinité personnelle, ces biais sont particulièrement redoutables.
Les biais les plus courants dans le recrutement Tech (et pourquoi ils vous tuent)

Le biais d’affinité (ou de similarité)
Vous embauchez quelqu’un “comme vous” – même formation, hobbies similaires, références culturelles proches. Vous êtes naturellement attirés par ce profil parce que vous le comprenez, vous l’aimez.
Mais ce biais réduit la diversité cognitive de vos équipes, vous enferme dans un entre-soi et vous empêche de repérer des profils “hors moule” qui pourraient être disruptifs.
Une étude montre que ce biais d’“attraction par similarité” influence les choix des managers, au détriment de la diversité.
Le biais de primauté / effet de première impression
La toute première impression – une phrase, une posture, une façon de serrer la main (ou de se présenter à l’écran) – va peser lourd. Le candidat “dress code à la mode”, à l’attitude assurée, peut bénéficier d’un halo positif qui biaise l’ensemble de l’évaluation.
Le biais de confirmation
Lorsque vous “voyez ce que vous voulez voir”. Si vous avez un stéréotype ou une hypothèse en tête (“il/elle doit absolument avoir fait X ou venir d’une grande école”), vous allez filtrer les éléments du CV ou de l’entretien pour les valider, et minimiser ceux qui les contredisent.
L’effet de halo / l’“effet de notoriété”
Si un candidat est issu d’une école prestigieuse ou d’une entreprise “top tier”, vous avez tendance à extrapoler ses compétences dans d’autres domaines. Même si cela n’a aucun lien avec le poste Tech que vous recrutez. Ce biais est bien documenté depuis les travaux de Thorndike.
Le biais du stéréotype / préjugé implicite
Dans la Tech, certains stéréotypes subsistent (par exemple : “les femmes / les seniors / les personnes issues de filières non-IT ne sont pas assez techniques”). Vous pouvez les rejeter intellectuellement – mais dans le feu de l’entretien, ils remonteront à la surface.
L’effet “récence” / “mémoire sélective”
Vous venez d’entendre un candidat excellent – tous les entretiens qui suivent paraîtront moins brillants en comparaison. Votre jugement sera biaisé contre les suivants.
Le biais algorithmique (dans les ATS / IA de tri)
Vous avez délégué une partie du tri des CV à un outil ? Mauvaise idée sans vigilance. Si l’outil a été entraîné sur des données biaisées, il reproduira ces biais – par exemple, favoriser certains noms ou écoles, pénaliser des minorités. Une étude révèle que des modèles LLM préféraient 85 % du temps des CV avec des noms “blancs” plutôt que des noms perçus comme issus d’une minorité.
De plus, même les modèles les plus sophistiqués – y compris GPT-4 – montrent des effets de biais “attraction / effet de leurre” (candidat moins bon utilisé pour rendre un autre plus attractif) dans leurs recommandations.
Biais de localisation, biais de distance
“Ah, il habite trop loin, ou est à l’étranger, on ne le verra pas au café d’équipe.” Ce biais de proximité, qui privilégie les candidats locaux ou ceux déjà dans la région, peut vous faire passer à côté d’un super ingénieur remote.
Biais “de la grille de notation mal calibrée”
Si vos critères ne sont pas clairement pondérés, ou si les notations sont laissées à l’appréciation libre, vous laissez la porte ouverte à l’arbitraire. Beaucoup de recruteurs oublient de définir des paliers objectifs pour chaque critère.
Pourquoi ces biais sont particulièrement dangereux dans le recrutement Tech
Vous êtes dans un secteur ultra-compétitif, où le bon talent Tech (développeur, architecte, data scientist, ingénieur cloud, etc.) fait souvent la différence entre réussite et stagnation. Voici les risques quand les biais gangrènent votre process :
- Perdre des talents rares : un développeur atypique, autodidacte, ayant une trajectoire non classique, mais des compétences solides, pourrait être éliminé à tort.
- Réduire la diversité cognitive : l’innovation naît de la confrontation des idées, pas de la reproduction. Une équipe homogène (profil, genre, culture) tourne vite en boucle.
- Faire des erreurs de casting coûteuses : vous sélectionnez des profils “sécurisés” mais peu à même de résoudre vos vrais défis tech, ou peu adaptables.
- Entacher votre marque employeur : le bouche-à-oreille circulera : “l’entreprise ne donne pas sa chance aux profils atypiques”.
- Créer des biais structurels : en reproduisant les mêmes schémas, vous vous enfermez dans des statu quo et vous perdez le potentiel disruptif.
La panoplie anti-biais : nos conseils d’experts & stratégies opérationnelles
Vous voulez un process vraiment résistant aux biais ? Voici des solutions applicables dès aujourd’hui.
✅ Standardiser chaque étape avec des grilles d’évaluation (scorecards)
- Pour chaque poste, définissez un barème de critères techniques (hard skills), de soft skills mesurables, et d’alignement culturel (avec prudence).
- Chaque critère doit avoir des descripteurs objectifs (ex : “maîtrise de X framework”, “expérience sur projet distribué”, “capacité à documenter”).
- Pendant les entretiens, chaque évaluateur remplit la grille en temps réel (ou juste après).
- Comparez les candidats uniquement sur la grille — pas sur “l’impression”.
Les fiches scorecards sont plus efficaces que les process “libres”.
✅ Dépersonnaliser les CV
- Supprimez (ou masquez) les éléments non liés au poste : nom, photo, âge, adresse (lieu), nom d’école, genre.
- Triez d’abord sur les compétences, les expériences chiffrées, les projets réalisés, puis faites revenir les “identités”.
- Certains outils d’ATS proposent le mode “blind recruitment”.
Cette méthode réduit les biais de stéréotypes, de nom, de genre, etc.
✅ Process collaboratif & entretiens croisés
- Ne laissez jamais un seul évaluateur décider. Faites passer un même candidat devant au moins deux personnes, idéalement des profils différents (RH, Tech, manager).
- Croisez les feedbacks : chaque intervieweur note indépendamment. Ensuite, une réunion de calibration permet de confronter les points de vue.
- Invitez un “arbiter” neutre dont le rôle est d’alerter sur les dérives subjectives.
✅ Formation régulière aux biais & sensibilisation
- Organisez des ateliers “biais cognitifs appliqués au recrutement” pour vos recruteurs et managers.
- Apprenez à reconnaître vos biais – dans vos prises de notes, dans vos intuitions.
- Encouragez un “audit miroir” : demandez aux recruteurs de noter leurs ressentis pendant / après l’entretien, puis de les déconstruire.
✅ Faire passer des tests objectifs & mises en situation techniques
- À l’oral seulement, on s’appuie beaucoup sur les sens : un candidat moins loquace peut être injustement pénalisé.
- Ajoutez des épreuves techniques (coding exercises, tests de logique, pair programming, challenge technique).
- Assurez-vous que ces tests soient équitables : blind code review (le correcteur ne sait pas qui l’a rendu), critères d’évaluation standardisés, même environnement d’évaluation pour tous.
✅ Introduire des “pauses mentales” dans le jugement
- Ne prenez pas de décision immédiatement après un entretien (effet “à chaud”). Laissez passer quelques heures ou un jour pour que votre jugement “systèmes 1” se calme.
- Revenez aux notes et comparez rationnellement.
✅ Auditer les résultats, analyser les données
- Récupérez des métriques à chaque étape du funnel (CV reçus, présélection, entretien, offre).
- Segmentez par genre, âge, origine, secteur, formation, etc.
- Identifiez les taux de passage différenciés : par exemple, si les femmes passent moins souvent l’étape test technique, c’est un signal d’alarme.
- Ajustez votre process en fonction : renforcements, retravail des grilles, suppression d’étapes biaisantes.
✅ Vigilance face aux outils IA / ATS
- Si vous utilisez une solution de tri ou de ranking basée sur l’IA, demandez une audite externe de biais : votre fournisseur peut fournir des statistiques de discrimination ou d’écart.
- Choisissez des outils transparents, où les critères de scoring sont explicables.
- Ne laissez jamais l’IA “décider seule” : elle doit rester un assistant, pas un juge.
- Contrôlez les résultats de l’IA sur des échantillons (examinez les CV éliminés automatiquement).
- Un papier récent montre que les systèmes IA, y compris GPT-4, reproduisent des effets de biais “irrational choice / attraction effect” – un candidat moins bon (leurre) rend un autre candidat plus attractif selon les critères implicites.
- Une autre recherche souligne que les intervenants humains, même en sachant qu’une IA est biaisée, restent influencés par ses recommandations dans 90 % des cas.
En bref : faites de l’IA un “co-pilote”, pas le pilote.
Conclusion : passer d’un recrutement “par habitude” à un recrutement “par mérite”
Il ne s’agit pas de devenir un pur robot – ni de croire qu’il n’y a plus d’intuition dans le recrutement. Mais vous devez mettre votre intuition en garde dès qu’elle est influencée par des biais non pertinents.
Si vous laissez les biais cognitifs régner, vous finirez par recruter “des clones” : les mêmes écoles, les mêmes profils, les mêmes visions. Votre équipe perdra en capacité d’adaptation, en richesse de pensée.
Mais si vous bâtissez un processus solide, structuré, audité, et que vous utilisez l’IA (ou les vendeurs d’ATS) à bon escient, vous allez faire émerger les candidats “hors cadre”, ceux qui n’avaient pas la « bonne école » ou le bon background, mais qui ont la capacité, le potentiel et l’envie de faire la différence dans vos projets Tech.
Vous, recruteur Tech ou leader RH, êtes aux avant-postes de la transformation. Changer vos process ne se fait pas du jour au lendemain – mais chaque étape (dépersonnaliser les CV, scorecards, audits) vous rapproche d’un recrutement IT plus juste, plus performant. Et surtout – d’un “talent que vous n’auriez jamais cru possible” dans votre équipe.