Autrefois, quand un recruteur tech ouvrait un CV, c’était pour lire des lignes sur les frameworks maîtrisés : Java, Python, React, Kubernetes, etc. Le discours dominant voulait que le stack l’emporte sur tout. Aujourd’hui, ce postulat vacille. La tentation est forte de privilégier des profils « techniques à la perfection » – mais au détriment de la cohésion, de l’adaptabilité, de l’alignement avec la culture d’entreprise.
Ce tournant soulève une question essentielle (et clivante) : dans le recrutement Tech et Digital, les soft skills (compétences comportementales, savoir-être, intelligences émotionnelles) sont-elles le nouvel Graal – ou une illusion destinée à flatter notre sensibilité managériale ? Autrement dit, jusqu’où miser sur l’humain sans passer à côté du cœur métier ?
Dans cet article, nous décortiquons ce débat, d’éclairer les risques et les bénéfices, et de donner des clés opérationnelles aux recruteurs Tech & digital (ESN, grands groupes, agences RH, startups…) pour évaluer efficacement les soft skills… sans tomber dans le panneau des « jolis blablas ».
Les recruteurs Tech misent-ils trop, ou trop peu, sur la technique ?

Le biais de la technique – un vieux réflexe (et parfois dangereux)
Dans l’univers Tech, c’est naturel : on valorise ce qu’on connaît – les langages, les algorithmes, les architectures. Ce biais technique est renforcé par la culture du proof-of-concept, des tests techniques, des challenges coding, des hackathons.
Mais ce paradigme coûteux présente deux travers majeurs :
- Un aveuglement sur le reste du profil : on peut sélectionner un crack en Java, mais qui s’effondre quand un conflit apparaît dans l’équipe.
- Un risque d’homogénéité technologique et cognitive : en se focalisant sur les mêmes compétences techniques, on peut finir par recruter des clones, réduire la diversité d’approche et perdre en résilience.
Certaines études montrent que dans les annonces, les soft skills – communication, esprit critique, créativité, adaptabilité – sont déjà fréquemment demandés dans les secteurs technologiques.
Mais souvent, ces mentions restent « décoratives » : elles sont là en bas de l’annonce, rarement quantifiées, rarement validées sérieusement.
La mutation du contexte Tech : pourquoi la technique ne suffit plus
Plusieurs tendances accentuent l’importance des compétences comportementales :
- La nature de plus en plus interdisciplinaire des projets : les développeurs collaborent avec des designers, des marketeurs, des opérationnels. Comprendre les enjeux hors tech devient un atout.
- L’incertitude technologique et la rapidité du changement : apprendre un nouveau framework en six mois est normé. L’adaptabilité devient un critère de survie.
- La montée des projets sensibles (IA, éthique, RGPD…) : des compétences comme l’éthique, la curiosité, la conscience sociale sont désormais palpables dans les fiches de poste (notamment pour les profils Data & IA). Par exemple, une étude récente identifie l’empathie, la pensée critique et la responsabilité éthique comme soft skills clés pour les data scientists.
- La quête d’engagement et de retention : les talents veulent plus que du code ; ils veulent du sens, une culture, des managers humains. Un bon stack attire initialement, mais les soft skills fidélisent en profondeur.
Une recherche très récente de la Harvard Business Review souligne que les individus ayant de forts résultats dans les “basic skills” (communication, pensée critique, collaboration) tendent à avoir des trajectoires salariales et professionnelles plus vertes.
Autrement dit : ces compétences comportementales ne sont pas un supplément : elles deviennent un multiplicateur de valeur.
Mais attention : le fait que les soft skills soient valorisées ne les rend pas magiques. L’illusion consiste à les brandir comme panacée – sans méthode, sans validation, sans nuance.
Soft skills : véritables leviers de performance… ou slogans creux ?

Les soft skills les plus recherchées (et justifiées) en 2025
Plutôt que de les citer toutes, voici les “tops” qui reviennent dans les recrutements Tech & Digital et dans les réflexions RH actuelles :

En France, les recruteurs citent déjà en 2025 des priorités comme la communication, la gestion du stress ou l’intelligence émotionnelle.
Dans les blogs RH spécialisés, on voit apparaître des classements de “soft skills 2025” – et cette évolution ne relève pas de la mode, mais d’un réalignement durable.
Pourquoi ce “choc de légitimité” ?
Trois raisons majeures expliquent pourquoi les soft skills gagnent du terrain :
- Le coût de l’échec collectif est plus visible : un mauvais choix technique, ça se corrige. Une rupture d’équipe, un manque de cohésion, une mauvaise communication : les conséquences sont exponentielles.
- Les compétences comportementales sont des avantages compétitifs difficiles à copier : apprendre un stack est facile ; construire une équipe qui sait réfléchir, s’adapter, collaborer fortement, c’est plus subtil. D’ailleurs, selon un article de Reuters (février 2025), investir dans les soft skills devient un avantage business durable — certaines entreprises indiquant qu’elles préfèrent “apprendre la technique, mais recruter l’attitude”.
- Les entreprises elles-mêmes évoluent vers des organisations plus “humaines” : la flexibilité, l’autonomie, le “travail hybrides”, la prise en compte du bien-être — ces modèles exigent des collaborateurs plus conscients du collectif et moins “robots”. Par ailleurs, des pratiques comme les “challenges business” ou les entretiens de groupe (Décathlon, “viens en short”) sont de plus en plus testés pour sonder les soft skills en situation réelle.
Mais : tout ceci n’est valable que si on ne les traite pas comme une coquetterie. Si l’évaluation est superficielle, ou si les soft skills sont listées mais non mesurées, l’illusion persiste, et le risque d’embaucher “le beau parleur” au détriment du technicien solide peut être réel.
Recruteurs Tech : comment valider les soft skills sans sombrer dans le flou ?
Voici une boîte à outils pragmatique pour intégrer sérieusement les soft skills dans vos process de recrutement.
Avant tout : définir ce que vous cherchez
- Évitez les listes à rallonge : sélectionnez 2 à 4 soft skills stratégiques réellement liées à votre contexte (ex : adaptabilité + communication pour une startup, leadership + résilience pour une team tech mature).
- Donnez-leur du poids explicite : attribuez un score, une pondération dans votre grille – comme pour les compétences techniques.
- Reliez-les à des comportements observables : “capacité à donner du feedback” plutôt que “intelligence émotionnelle”.
- Formez vos recruteurs & managers : qu’est-ce qu’un bon feedback, qu’est-ce qu’un signe de faux semblant ? Un recruteur non sensibilisé risquerait de se faire “bluffer” par du verbiage séduisant.
Retour d’expérience et calibration continue
- Comparez souvent vos prédictions à la réalité post-embauche : faites un suivi à 3 / 6 / 12 mois pour vérifier que les soft skills décelées sont réelles.
- Partagez les feedbacks entre recruteurs & managers : affinez vos grilles d’évaluation selon ce qui “prédisait bien” vs ce qui “n’a pas tenu”.
- Évitez l’effet de halo : un candidat très bon sur la technique ne doit pas “sauver” des faiblesses comportementales importantes.
- Repensez votre offre de valeur employeur : les candidats sensibles aux soft skills veulent des environnements les valorisant (culture transparente, mentoring, autonomie).
Intégrer les soft skills dans la “qualité de recrutement”
Dans les prédictions du marché du recrutement pour 2025, on voit déjà des indicateurs comme la Quality of Hire (qualité du recrutement) gagner du terrain, avec un mélange d’objectifs techniques et comportementaux.
Autrement dit : ce n’est plus “technique d’abord”, c’est “équilibre technique + comportemental”.
Cas concrets et pièges à éviter

Cas « too good to be true » : le candidat hype
On l’a tous vu : le profil est charismatique, causant, convaincant. L’entretien est fluide. Mais quelques mois après l’intégration, le vernis s’écaille : tensions avec les pairs, difficulté à accepter la critique, lenteur à produire.
Leçon : privilégiez les « actions passées » vs les discours. Demandez des exemples très précis, détaillez les résultats, cherchez les contradictions.
Le technicien introverti : quand le silence est un acquis, pas un handicap
Faire de la place pour des profils plus sobres est aussi essentiel. Ne neutralisez pas un pipeline technique précieux parce que le candidat ne parle pas papillonnant. Si son travail, sa qualité, son impact sont là, la communication peut s’améliorer. Une équipe équilibrée a de la diversité comportementale.
Piège du “culture fit” mal contrôlé
Parler de “fit” peut être un cheval de Troie de la reproduction du même : même personnalité, même façon de penser, même confort psychologique. Préférez parler de fit de valeurs / fit de mode de fonctionnement sur des critères objectifs (agilité, transparence, collaboration). Cela permet de fonctionner dans la diversité des profils.
Ne pas oublier le “travail latent” des soft skills
Une fois recruté, le développement des soft skills ne s’arrête pas. Mentoring, retours réguliers, coaching, revues d’équipe sont des leviers incontournables. Ces compétences doivent être cultivées en poste, pas seulement consommées à l’embauche.
Soft skills : pilier (réel) ou alibi (dangereux) ?
Les soft skills sont donc une arme fatale… à condition de les manier avec méthode et lucidité. Mal utilisées, elles deviennent vite une arme à double tranchant. Elles représentent un levier stratégique, à condition d’être traitées avec méthode, rigueur, et humilité. Pour les recruteurs Tech & digitaux :
- Leur valeur est renforcée, mais non sans défis.
- Elles doivent être définies, évaluées, calibrées – pas simplement listées.
- Elles peuvent faire la différence : un excellent développeur technique + de faibles soft skills aura vite un plafond de verre, tandis qu’un profil équilibré peut devenir moteur d’équipe.
- Le suivi post-embauche est vital : ce n’est pas parce qu’un candidat “brille” en entretien qu’il saura tenir dans la durée.
Le message à retenir : ne confondez pas charme et compétence comportementale durable. Ne réduisez pas les soft skills à du “joli langage”. Mais ne les méprisez pas non plus. Dans l’écosystème de plus en plus interconnecté du digital, elles peuvent être ce qui sépare un projet qui vibre d’une équipe qui s’étiole.